Pas de liberté sans sécurité.
Un rapport fait quelques vagues en Suisse ces semaines : il porte sur la politique de sécurité du pays et plus précisément sur la question de savoir comment la Suisse doit se positionner face à la détérioration de la situation sécuritaire en Europe. Ce rapport est l’oeuvre d’une commission d’étude instituée par le Département de la Défense. Elle comprenait des représentants des partis gouvernementaux, de l’économie, de la science, de la société civile et des cantons. L’auteure de ces lignes était membre de la commission et rédactrice du rapport.
Quelle est la cause de cette agitation ? Certainement pas les lacunes méthodologiques relevées par ceux qui critiquent les recommandations du rapport. Même si on le dit rarement, l’accent doit être mis sur le contenu,. Concrètement, la commission propose un renforcement des capacités de défense, accompagné d’une coopération internationale accrue, notamment avec l’OTAN et l’UE, ainsi qu’une politique de neutralité en accord avec cette orientation. Il s’agirait ici de lever l’interdiction de réexportation du matériel de guerre, qui suscite particulièrement l’incompréhension des partenaires européens, car elle entrave leur solidarité avec l’Ukraine.
Si l’on examine la situation politique, on remarque que les pôles politiques de gauche et de droite, c’est-à-dire les partis situés aux extrémités de l’échiquier politique, combattent cette orientation. Ils le font avec des arguments similaires, mais pour des raisons différentes.
Dans un premier temps, les deux camps ont du mal à reconnaître la menace en tant que telle. Se peut-il que la Suisse soit entraînée dans les conflits actuels ? Pourquoi la Russie devrait-elle s’intéresser à la Suisse ? Des chars de combat massés à la frontière suisse constituent un scénario très improbable. Alors pourquoi renforcer l’équipement de l’armée ? De tels doutes sont certes justifiés, mais ils occultent les aspects les plus importants.
La Suisse est certes plus éloignée de la frontière russe que la Pologne, les pays baltes ou les Balkans. Cependant, dans une guerre hybride, qui inclut la désinformation et l’influence, les cyberattaques, l’espionnage et le sabotage, la géographie joue un rôle secondaire. En tant que plaque tournante des axes de transport, de l’approvisionnement en énergie et d’autres infrastructures importantes, la Suisse pourrait être un objectif attractif pour toucher l’ensemble de l’Europe. Pas besoin de blindés pour cela. Une infrastructure vulnérable, associée à une faiblesse militaire et à une dose de crédulité politique, est tout à fait suffisante. Ni la sympathie de la gauche pour la Russie, ni la compréhension de la droite à l’égard de Poutine n’empêcheront le dirigeant du Kremlin de poursuivre ses objectifs politiques, à savoir l’affaiblissement, voire la destruction de l’Europe en tant qu’entité politique.
Le deuxième argument qui résulte de la minimisation de la menace est cette conclusion logique mais factuellement fausse : il faut éviter autant que possible de renforcer sa propre capacité de défense. Cela pourrait – du moins c’est ce qu’on sous-entend à droite – provoquer Poutine, comme l’OTAN l’a déjà fait. Pour la gauche, en revanche, la paix est en danger s’il y a davantage d’armes et une armée renforcée – comme si un belliciste pouvait être dissuadé d’attaquer des adversaires faibles. Les deux camps adoptent ainsi le discours du Kremlin – naturellement sans l’avouer. Ils ne sont pas obligés de le faire, mais on le voit bien. Le même schéma se constate actuellement dans plusieurs pays européens.
Troisièmement, mais de manière insistante, la neutralité ornemente cet argument hypocrite d’intégrité morale : il s’agit de faire preuve d’une noble retenue. On ne saurait être plus élégant. La neutralité est une excuse bienvenue pour fermer les yeux sur la réalité. Il n’est pas étonnant que les pays de l’OTAN accusent leurs voisins neutres de se comporter en passagers clandestins. Ils bénéficient de la protection de l’alliance sans devoir participer aux frais.
Comme d’habitude, les pays neutres répondent par leur engagement dans le domaine humanitaire, la promotion de la paix et la médiation. Savoir si cet engagement peut compenser la protection militaire offerte par l’OTAN est plus que discutable. Selon l’Ukraine Support Tracker, dans lequel l’Institut de Kiel pour l’économie mondiale enregistre systématiquement la valeur du soutien militaire, financier et humanitaire à l’Ukraine, les pays neutres n’ont pas de quoi se glorifier. En termes de coûts totaux, la Suisse se situe à la 20e place (l’Autriche à la 19e place), par rapport au PIB à la 35e place (l’Autriche à la 18e place) et, en tenant compte de l’aide aux réfugiés, à la 16e place (l’Autriche à la 20e place). Dans les trois listes mentionnées sont en tête les États-Unis, le Danemark et à nouveau les États-Unis, bien qu’ils ne fournissent aucune aide aux réfugiés, suivis immédiatement par l’Allemagne. Mais là encore, les chiffres ne représentent qu’une partie de la réalité. Même si l’aide humanitaire est sans aucun doute nécessaire et indispensable, elle ne contribue pas à la dissuasion.
Dans l’ensemble, une telle retenue est avantageuse car elle est pratique et peu coûteuse, surtout dans une démocratie. Si vous ne voyez pas la nécessité d’agir, vous n’êtes pas obligé d’agir. Et si vous ne devez pas agir, vous n’avez pas à vous soucier du financement. À une époque où les factures différées – comme les coûts de l’énergie – pèsent lourd et où l’on s’attend généralement à ce que les pertes de niveau de vie soient compensées par des prestations étatiques, une politique qui ne doit pas s’occuper en plus des questions de sécurité est certainement souhaitable – pour les élus comme pour les électeurs.
Si une telle attitude s’avérait être un jour un manque de prévoyance, le réveil pourrait n’en être que pire. Au plus tard à ce moment-là, les obstructeurs de gauche et de droite devraient reconnaître qu’ils ont eu tort. – Ou alors ils auront atteint leur objectif. Quand tout va de travers, il faut du leadership. Et ils acceptent volontiers cette tâche – même collectivement, s’il le faut.